vendredi 12 novembre 2010

Être ou ne pas être Rigoletto ?

Difficile d’entendre le dernier commentaire de la speakerine allemande d’Arte samedi 2 octobre alors que les spectateurs de La Fenice sifflent le metteur en scène Daniele Abbado de Rigoletto de Giuseppe Verdi.

Pourtant rien à nos yeux ne justifie ces sifflements sélectionnés. Car, chanteurs et orchestration ont été chaudement applaudis…Qu’attend-on d’un Rigoletto de 2010 ? Un Opéra en costumes d’époque ? Une mascarade vénitienne de masques et de bergamasques ?

Le public de La Fenice est-il si « romantique » qu’il ne puisse accepter comme décor qu’un Mantoue moyenâgeux, un duc couvert de brocards d’or, une Giulia recouverte d’une mantille de broderie castillane ? Lui faut-il une reconstitution de pavés du roi, une auberge éclairée à la bougie et une enseigne vantant le Chianti de 1851 ?

Non, ce qui était touchant dans la mise en scène de D. Abbado, c’était l’actualisation de l’affaire de Rigoletto. Non pas une affaire dépassée, celle du « droit de cuissage » des Grands vis-à-vis des Petits !

Mais le drame de tout père qui voit lui échapper son enfant, sa fille. Cette enfant cachée, choyée devenue femme sans que son père ne s’en aperçoive. Et convoitée, désirée par l’appétit féroce et insatiable du libertin.

Drame d’une enfant d’autant plus vulnérable que maintenue loin de tout contact avec la société, elle ne peut pas l’affronter. Un peu comme toutes ces jouvencelles, ces nymphes de nos beaux quartiers bercées par leurs rêves et leurs mythes de Prince charmant et qui se laissent embarquées par le premier inconnu qui leur fait une œillade.

Sans doute est-ce pour cela qu’Abbado adopte des costumes contemporains pour ses personnages, élime le décor pour éviter de lui donner une quelconque connotation historique, adopte un éclairage froid mais franc qui ne nous laisse pas sombrer dans une dramaturgie dépassée.

Giulia, c’est une jeune fille d’aujourd’hui, le duc un « mauvais » garçon de toujours qui aime séduire et conquérir, la vénalité de l’aubergiste une pratique éternelle. Manger, gagner de l’argent, satisfaire ses besoins sexuels. C’est ce qu’Abbado nous montre crument et avec une réussite certaine : la lecture de sa mise en scène est limpide grâce à ses choix.

Du coup, Rigoletto gagne en cohérence. Ce personnage dont le nom même prête au burlesque et à la bouffonnerie devient de manière ambigüe attachant. Être ou ne pas être Rigoletto ? Nos rires se coincent au fond de notre gorge comme ceux de la cour de Mantoue qui participe du stratagème ducal.

Ce qui n’était que farce, déculottage devient équivoque, drame. Folie du père pour sa fille, folie de l’amour naissant , folie d’un monde déréglé qui conduit par le plus pur des sentiments au massacre de l’innocence.

Mauresk.

Arman à Beaubourg.

1969. _ Arman, qu’est-ce qu’un artiste ? _ Ce n’est pas tant quelqu’un qui donne à voir, que quelqu’un qui donne à penser.

_ Êtes-vous un artiste révolutionnaire ? _ Révolutionnaire non, révolté oui. Tout artiste est quelque-part révolté.

Arman travaille aux usines Renault. Avec son allure de camionneur, sa gouaille d’homme du peuple, Arman donne le change. Il sait y faire pour mettre dans sa poche le journaliste, l’esthète, l’homme politique (G.Pompidou), l’industriel. Il n’est pas ouvrier mais artiste-invité. Une « résidence !» dirions-nous aujourd’hui.

Tout ce qu’il faut pour ne pas dépendre du marché, mais attirer les mécènes. Il prépare pour l’exposition universelle d’Osaka (1966), une « accumulation » dont il a le secret. Elle sera placée en bout de parcours dans le Pavillon français. Quelqu’un, à côté de lui pendant la vidéo, lui dit que cela lui fait penser à un vitrail.

Silence religieux : la France, le Vitrail, la Culture, la Peinture, la Sculpture, l’Histoire de l’Art, Arman. Tout est dit.

Arman s’inscrit dans la tradition de la Peinture, de l’Art. Serait-il le nouveau Vinci ? Il ne décline pas l’hypothèse. Il se revendique comme un continuateur. Certes, il décompose plus qu’il ne compose : les guitares, les mandolines…mais, n’est-ce pas prendre la suite des cubistes, de Picasso, de Tatline ?

Retours en arrière.

Arman est dans un appartement new yorkais pour une galerie de renom. C’est la mode du Happening, de l’Installation, de la Révolte artistique. Son ami Klein peignait avec des corps. Arman sculpte avec son corps.

Il prend une masse et détruit un salon (Conscious vandalism, 1975). On reconnaît le style de l’époque. Les papiers au mur sont cinétiques, orangés avec motif répétitif industriel. Il y en a encore dans nos maisons mais, le goût changeant, ces papiers disparaissent à grande vitesse.

Arman se saisit ensuite d’une hache de pompier et finit de massacrer le mobilier. Avec un cutter, il lacère les canapés. Le tout est reconstitué à Beaubourg avec le film en prime. Il est indiqué devant le salon en miettes dans un espace de dix mètres carrés : « Ne pas toucher, fragile » !

Arman se met en scène. Il est le seul personnage de son travail artistique. Ce n’est pas en tant que camionneur qu’il apparaît, mais en loubard-motard de banlieue, veste cuir, bottes, barbe poivre et sel, sans doute plus de cinquante ans à l’époque. Il se déchaîne (au sens propre et figuré s’entend).

Ses autoportraits sont constitués d’objets enfermés sous plexiglas : il prend ses vêtements, les plient plus ou moins bien, on peut y reconnaître « un hasard calculé » et l’ensemble a effectivement une dimension artistique (Portraits-robots). Nous pouvons même nous poser des questions sur la propreté des sous-vêtements exposés-dissimulés. Il réalise ainsi le portrait-robot de sa compagne.

Jeune, Arman a rompu avec « l’art abstrait », pour se centrer sur l’objet. Sans doute est-ce la clé d’explication de la disparition de l’Homme dans son travail artistique. L’objet envahit tout son art comme il envahit toute la société de l’après-guerre avec la mise en place de la société de consommation.

Ce « turn-pike » dans son œuvre, entraîne en chaîne :

_ les « Accumulations » ( de scies égoïnes, de machines à écrire, de rasoirs électriques, de poupées (Birth control 1962), de pièces auto),

_ les « Colères » ( mise en pièce de piano, violons, contrebasses, instruments à cordes et à vents, coucou suisse « Colère suisse »),

_ les « Ordures » (garbage and full up) concentrées sous plexiglas constituées de fonds de cendrier, de poubelles municipales (poubelles des Halles ou de Milan)ou d’hommes célèbres, d’ordures organiques en décomposition sous plexiglas toujours, déchets bourgeois…

_ les « Combustions » de fauteuil Louis XV, Prie-Dieu, Bonnetière, Violons accumulés et rangés comme des livres sous résine (Bibliothèque d’Alexandrie) : tout disparaîtra !

L’objet envahit tout, à plus soif, nous enferme, nous écrase. Reprenant le titre du recueil d’Arthur Rimbaud, n’intitule-t-il pas une de ses œuvres « Une saison en enfer» ?

Nous crèverons sous nos propres déchets semble-t-il nous dire. L’Homme ne serait-il que Pollution ?

Mauresk

Ça sert à quoi de peindre aujourd’hui ?

Une question de tous les temps : « ça sert à quoi de peindre aujourd’hui ? » Pourquoi peindre ? Que fait-on lorsque nous peignons ? Y a-t-il exorcisme ? De quoi ?

La peinture apporte-t-elle des réponses à l’existence ? Nous dit-elle « E » (epsilon) : « Tu es » ? ou comme à l’entrée de Delphes : « Connais-toi toi-même ? ».

Cette question de la peinture est redondante. Matthias Grünewald, le peintre du Retable d’Issenheim se la pose comme tout peintre qui réfléchit à son art. Mais la question n’a pas de réponse.

Et pourtant, je, tu, il peins (t). La couleur s’étale ; j’ai envie que ce soit beau et le plus souvent je suis déçu. Et pourtant, quand je porte mon dessin à maman que me dit-elle ? « C’est beau » !

Par ces mots, elle me ravit. Elle m’apprend « le Beau », me l’inculque malgré elle, fait que toute ma vie je cherche « le Beau ». Toujours me trompant sans doute, mais toujours essayant.

Comme lorsqu’elle dit à son enfant qu’il est beau. C’est quoi le « Beau ». C’est quoi ce que cherche maman dans son enfant, dans un dessin, des gribouillages, des coulures plus ou moins bien étalées sur un papier ?

Quelqu’un me dira-t-il encore la Beauté ? En suis-je encore capable ? Le défi n’est-il pas insurmontable ?

Et puis quand on regarde autour de soi. Toute cette violence, ce monde insatisfait qui se défait, cette lutte sans merci pour survivre, trouver sa place, la conserver.

Alors la peinture oui, la peinture encore et toujours. Retourner à la table. Tourner le dos à la classe. Prendre son pinceau, ses couleurs et sans frein que soi-même se lancer. Il y a des risques c’est vrai que ce soit laid. Qu’il faille froisser le papier, abandonner une œuvre imparfaite.

Et pourtant E (epsilon) existe par ce geste ; E se confronte à soi-même ; propose par ce geste même une autre Geste.

Un autre monde existe, à portée de tous ; là, il suffit de regarder, de porter son œil sur les êtres et les choses. Découvrir et redécouvrir l’infini des possibles pour chacun d’entre nous. Sans doute ce qui fait Courbet appelé son paysage de mer à Palavas : « Marée basse, soleil couchant (Immensité).

La parenthèse est l’E de la dénomination du tableau : (Immensité) ! Importance accentuée par la majuscule. Ce qui donne au tableau son sens véritable par son ambiguïté même.

Ce n’est pas la plage, ce n’est pas le ciel, c’est l’immensité que nous peint Courbet. A portée de main, d’œil, il y a l’infini de la terre et du cosmos. Regardons-le.

Dans le Retable d’Issenheim, Grünewald nous dit la même chose : il y a l’immense douleur des guerres et des hommes, mais qu’est-elle à côté du Sacrifice du Fils de Dieu pour nous ? Immensité du Sacrifice qui dépasse l’immensité de la douleur.

Le Sauveur n’a-t-il pas été sacrifié sur le Golgotha, là où fut enterré le Premier Homme ? Le premier Pêcheur ! Mauresk.