Orphée
Puisque tu le demandes, j’écrirai sur Orphée. Mais qu’écrire sur une chorégraphie ? Un « spectacle total » m’as-tu dit. Alors y a-t-il à redire, à rajouter ? En suis-je capable ? D’autant que cela fait trois semaines déjà que j’ai vu le spectacle et comme je te l’ai dit : « j’ai tout oublié ».
Mais, comme toute demande, surtout venant de toi, est un défi, j’ai tenté de me rappeler mes sensations. Pourquoi j’ai ressenti le besoin de te faire connaître le spectacle. D’ailleurs, tu n’es pas le seul auquel je l’ai conseillé tant j’ai trouvé que tout public pouvait y trouver son compte.
Ce jour-là, je suis arrivé seul à Chaillot directement de mon travail sur la Montagne, et comme il faisait beau, j’ai longé les quais de Seine à pied. Toujours avec mon appareil photo, j’ai pris nombre de photos du fleuve et de l’activité qui s’y produit. J’étais rive gauche. Et donc, avant le spectacle, j’ai vu le spectacle ou plutôt son décor.
J’ai marché longtemps, recueillant sur la plaque numérique de mon appareil les reflets de l’eau, scrutant les bâtiments de la rive droite éclairés par le soleil couchant. J’ai traversé le fleuve, je crois au pont de l’Alma et, au risque de me faire écraser, j’ai franchi la voie rapide qui précède la voie Georges Pompidou face au musée d’art moderne de la ville de Paris, pour filmer les jeunes, et les moins jeunes, en train de surfer sur leurs planches à roulettes à côté de la fontaine.
Quand le spectacle a commencé et que j’ai vu le fond de Seine qui sert de décor au spectacle, j’avais l’impression de ne pas avoir quitté ma rêverie précédente. Elle se prolongeait, mais avec une dimension onirique supplémentaire. Hervieu et Montalvo ont eu une idée excellente de retenir ce choix qui d’un seul coup actualise le mythe d’Orphée et le problématise : « est-il encore possible ? » Ce mythe a-t-il traversé les siècles ? L’humanité est-elle encore capable de rêver ? Orphée, est-ce nous ? est-ce toi ? est-ce moi ? Orphée, vit-il à Paris ?
La Seine est un choix d’autant plus judicieux que l’eau est au cœur de la question orphique : « l’’eau coule de source », est le symbole de la naissance, de l’amour mais aussi du destin contre lequel on ne peut rien dans les mythes de toutes les sociétés et donc, de la mort. On est (naît), on vit (amour), on meurt (enfer) : Amnio, Léthé, Styx.
Pour entrer dans le mythe, Hervieu et Montalvo, nous font plonger dans la Seine. Rien de tel qu’un plongeon, salto arrière, pour nous changer les idées, nous rafraîchir la mémoire. Nos danseurs sont ragaillardis par ce bain de jouvence qui dynamise tout de suite l’histoire de nos amoureux.
L’autre choix qui, à mon avis, a été décisif dans la réussite de ce spectacle dansé, et donc sans parole, où seuls les corps parlent, comme l’enfant avant qu’il n’oralise, c’est d’avoir choisi de faire interpréter Orphée par des personnages correspondants chacun à des moments différents du mythe. Je ne suis pas sûr que cette intuition soit juste, mais je crois que si c’est le cas, elle éclaire les choix des chorégraphes. Orphée, jeune berger, langoureux et tendre. Orphée bondissant, triomphant de son amour partagé. Orphée amputé, disloqué par son amour perdu.
Mais, qui est Orphée ? Orphée : c’est toi, c’est sûr ! D’emblée, je dirais qu’il te ressemble ? Par quoi ? Devine …le charme ! Voilà tout est dit ! Ce qui caractérise Orphée ; c’est qu’il est charmant et charmeur ! Mais cela ne lui a pas apporté que des satisfactions. Car, le charme étant peu répandu, a toujours suscité la jalousie. Et, en ce qui concerne Orphée, les conséquences en ont été fatales.
Hervieu et Montalvo ont totalement respecté la trame du mythe. Ils ne se sont accordés, me semble-t-il, aucune dérogation. Tout ce qu’ils ont appris du mythe, ils ont essayé de le traduire dans leur chorégraphie intitulée : « Orphée ».
Le charme, d’abord. De ce jeune héros qui avec les Argonautes et derrière Jason ont ramené la Toison d’Or. Charmant : oh, combien ! Fils des Dieux, Orphée en a toute la prestance, la beauté physique, l’innocence de celui qui ne se sait pas né Dieu…
Un charme fou qui émane de sa simplicité même, un certain « quant-à-soi », aucune flagornerie ! Et puis, l’équilibre des traits, la vaillance, la souplesse du corps, et surtout la jeunesse. Ah , l’innocente jeunesse : elle lui sourit et il sait l’accueillir.
C’est peut-être lorsqu’Orphée dort, que ce charme déroute le plus. Est-ce ainsi qu’Eurydice le découvrit ? La capacité d’Orphée à se laisser emporter par ses rêves en fait un autre Endymion. Pourtant, ce n’est pas ainsi que la légende relate leur rencontre.
Berger, Orphée joue-t-il du fifre ou de la lyre ? un pipeau, une flûte champêtre ou un théorbe ? Des notes claires, des mélodies sorties pour l’occasion d’une musique de Monteverdi. Une musique-poème qui dit les matins clairs, les douces nuits, les peaux parfumées, des paroles de romance, l’amour réconfortant…et cette musique transforme la nature belliqueuse en eau de source, en baume pour les plaies de la guerre, en onguent délassant.
Ces notes claires dépouillent la férocité de la faune sauvage qu’Hervieu et Montalvo nous montrent s’humanisant. Âne, cheval, zèbre s’assoient sur un banc oubliant leur statut d’êtres à quatre pattes ; ils croisent les jambes, une paille aux lèvres, les yeux rêveurs oubliant le tigre, le lion, la hyène, eux-mêmes devenus des chatons titubants pour leurs premiers pas.
Les pachydermes, les léopards, girafes et autres animaux de la brousse ou de la jungle nagent sous l’eau qui est comme un nouveau Léthé, un liquide amniotique : tous deviennent des nouveau-nés que la logique de défense n’a pas encore atteints. Ils font des bulles et celles-ci, métaphoriquement, symbolisent l’oralité comme dans une bande dessinée, avant d’éclater à la surface.
C’est cette musique, qui un beau jour, séduisit la belle Eurydice. Attirée par la musique, elle découvrit notre joli pâtre, entouré de tous ces fauves transformés en agneaux. Le charme, le charmant, le charmeur…que dire, le coup de foudre, lui devenu fou, elle devenue folle…
« Pas de Deux », rencontre des corps, Orphée embrasse, caresse, porte, déporte Eurydice…amour sans limite, corps à corps endiablé, sensuel. Orphée et Eurydice s’épousent, se mêlent l’un à l’autre, disparaissent l’un dans l’autre ne font plus qu’un : baisers, passion, possession d’un sexe par l’autre.
Orphée est transporté, transformé. De cette rencontre, il est métamorphosé. Il sent lui pousser des ailes que, métaphoriquement, Hervieu et Montalvo ont transformées en échasses à ressort. Et tel un zombi, notre pâtre est devenu un autre homme : il franchit l’espace à la vitesse d’une fusée, au risque de se rompre le cou. Il court, il explose : que ne ferait-il pas pour son aimée ?
Clamer sa joie, crier son amour, dire au monde : « c’est moi qui aime ! », « c’est elle que j’aime », « c’est elle qui m’aime », « un nom, un seul : Eurydice » !
Bonheur des amants, que rien ne pourrait entacher. S’il n’y avait le serpent : symbole du sexe mâle, du péché, de la malfaisance, de la jalousie, du mal…Le serpent, qui assure et assume le rôle du contradicteur, celui qui empêche les choses de tourner rond. A l’ordre des choses, il rappelle le désordre du monde. Le monde n’est pas un : le monde n’est pas fait que d’Orphée et d’Eurydice.
Qu’est donc devenu Orphée ? A-t-il oublié ses amis les bêtes ? Et puis, pourquoi lui ? Pourquoi pas moi ? Tout pour lui, rien pour les autres ? Non, la roue tourne ; le destin n’est pas celui qu’on croit, qu’on rêve, qu’on désire…Des forces insoupçonnées travaillent notre destinée.
Le serpent qui mord Eurydice, est-il le principe de réalité ? Quel est ce benêt qui s’appelle Orphée ? Et qui croit le monde fait pour lui. Pour lui plaire, lui complaire. Est-ce cela le monde ? Un monde d’animaux dociles charmés par une flûte ? Un monde de l’amour laiteux, enfermé dans un cœur fleuri ? Orphée aurait-il confondu le monde avec une quelconque Olympe, un Paradis terrestre, un Eden ?
Mais la mort d’Eurydice : c’est amputer Orphée. Plus jamais Orphée ne pourra jouer de la lyre enchantée. Plus jamais le fleuve nourricier ne pourra assurer la renaissance des êtres. Leur donner une nouvelle vie, les faire passer de la sauvagerie à la concorde ; de la dispute à l’harmonie. Eurydice morte, c’est une amputation insupportable, une injustice incommensurable. Un monde de rêve qui s’écroule.
Pour Orphée, c’est une destinée impossible, qu’il faut conjurer par tous les moyens. Traverser le Styx, approcher le fleuve Léthé, supplier les Dieux, faire intercéder toutes les forces humaines et supra-humaines. Faire ressusciter l’aimée, la dulcinée. Le charme, toujours le charme…Orphée obtient tout des Dieux.
Le voilà en Enfer, dans un brouillard épais cherchant la femme. La ramenant par la main, franchissant une à une toutes les étapes, sentir cette main douce, impossible de se tromper : « Ne pas la regarder, ne pas la regarder, ne pas la regarder ! » Et, pourtant, à l’instant où la clarté du ciel apparaît enfin…où aux ténèbres succède la lumière : Orphée ne peut s’empêcher de se tourner vers son aimée, de soulever le voile de cheveux qui couvre ses yeux.
Est-ce l’amour, le désir irrésistible ou le doute ? Un court instant de doute ? Que se passe-t-il dans la tête d’Orphée à ce moment-là ? Cette main qu’il connaît si bien…cette douceur à nulle autre pareille…cette chaleur que lui seul connaît…est-elle celle d’une autre ? Les Dieux l’auraient-t-ils trompé ? Ou bien, croit-il que rien n’est plus fort que son amour. Qu’il a toujours gagné. Qu’il n’y a pas à douter que la bataille est déjà gagnée.
Pauvres Orphée ! Tous ces Orphée triomphants puis pleurants qu’Hervieu et Montalvo nous ont fait côtoyer. Car, je crois que je me suis trompé plus haut. Il n’y a pas trois Orphée dans la chorégraphie. Tous les danseurs sont des Orphée : des Orphée merveilleux de grâce et de souplesse, merveilleux de candeurs et de talent. Tous ont devant eux une destinée brillante.
Ne sont-ils d’ailleurs pas, solidaires les uns des autres ? Qu’est cet ami qui supporte sur sa jambe valide notre Orphée amputé de son Eurydice ? N’est-il pas lui-même un autre Orphée ? Un unijambiste du cœur ou du foie ? Un amputé du cerveau, un sourd, un aveugle ? Ne sommes-nous pas tous voués à être la béquille d’un autre ?
Alors bel Orphée as-tu joué du Fifre aujourd’hui ?
Mauresk.