mercredi 15 septembre 2010

Christian Boltanski : personnes

Au Grand Palais, Boltanski nous propose une performance intitulée « Personnes ». Nommez son travail implique forcément une interprétation. L’intituler « Personnes » n’est donc pas innocent. Au singulier « Personne » renvoie à toute une culture occidentale qui spontanément fait penser à la façon dont Ulysse se nomme dans l’Odyssée quand Polyphème, le Cyclope, lui demande son identité.

Se nommer « personne », c’est une ruse mais c’est aussi une revendication. Ulysse se met ainsi au rang du quidam. Un parmi tant d’autres, un inconnu, et même la négation d’être. Qui est une position dans la société occidentale, celle de l’anonymat. De ne vouloir n’être rien de plus que son voisin tout aussi inconnu. Ce qui est évidemment l’inverse de la revendication médiatique que nous connaissons bien aujourd’hui qui impose aujourd’hui à chacun d’être et de revendiquer une identité.

Au risque de ne pas exister pour les autres mais aussi pour soi-même. Ce qui peut conduire à des comportements anomiques pour être malgré soi. Aussi, Boltanski qui « est » dans l’univers hyper-médiatisé dans lequel nous vivons et qui grâce à cette existence peut mobiliser les institutions, les fonds publics et l’attention des média se propose d’être l’interprète des autres « personnes ».

Car, au pluriel « personnes » ne peut se comprendre sans un article défini ou indéfini. Il n’y a pas « personne » derrière « personnes » mais bien une identification. Quelle est-elle voilà tout le problème.

Si vous entrez dans le Grand Palais sans connaître grand-chose de Boltanski et de ses préoccupations et que du fait de la foule à l’entrée, vous loupez l’entrée en matière que constitue le mur qui sépare l’entrée des visiteurs de la performance proprement dite alors vous avez un champ possible d’interprétations.

C’était mon cas lors de l’inauguration de l’exposition. Et alors vous tombez sur un vaste espace sous la grande verrière divisé en grands rectangles couverts de vêtements étalés avec au fond un cône de très grande hauteur lui-même constitué d’un amas de vêtements qu’une grue surplombe et fait semblant de reconstituer en allant piocher des vêtements dans le cône avec une grande pince qui une fois remontée s’ouvre pour relâcher les vêtements piochés sur le même cône.

Interrogé par France 3 sur mes impressions alors que je n’avais parcouru qu’une petite surface de l’exposition, j’interprétais les rectangles comme des peintures abstraites d’un peintre tachiste, je supposais aussi que le performeur avait peut-être voulu suggérer le problème de la pauvreté, du recyclage des vêtements sans totalement comprendre le propos cependant d’un univers bien sombre, froid, glacial donnant de l’humanité une image plutôt fataliste.

Le contexte de l’ouverture de l’exposition en pleine catastrophe humanitaire en Haïti du fait du tremblement de terre survenu à Port-aux-Princes ne pouvait que souligner la pertinence du propos. Peut-on parler d’espoir en art, peut-on se couper de la réalité sordide de l’humanité confrontée à toutes sortes de calamités depuis la nuit des temps.

Cette lourde ambiance était renforcée par un battement sourd dont les haut-parleurs saturent nos oreilles et que je compris assez rapidement être les battements de cœur des spectateurs enregistrés dans des salles voisines et dont Boltanski veut effectuer une compilation et une mémoire pour nos descendants.

Peu convaincu par la débauche de moyens pour un spectacle aussi sinistre, je cherchais à sortir de la suffocation ainsi obtenue en m’appuyant sur des espaces de liberté que l’artiste voulait bien nous laisser. Mais j’en trouvais peu jusqu’au moment où je me retrouvais à mon point de départ du côté du mur de briques dorées qui barre l’entrée de l’exposition et qui m’a offert un instant de respiration que je mis à profit pour réaliser des photos des briques qui elles voulaient bien laisser mon imagination vagabonder.

Mais cet espace de liberté ne dura qu’un temps contournant le mur je m’aperçus que côté rue le mur n’était qu’un columbarium avec un numéro pour chaque personne répertoriée. Et alors je pris conscience du propos de l’artiste. Des numéros anonymes, un mur des lamentations, un amas de vêtements traités industriellement, nous étions bien dans une commémoration. Les morts, la Mort, l’industrie de la mort, le traitement bureaucratique de l’humanité, la négation de l’individu : les « personnes « étaient « personne » : la Shoa.

Je compris alors le malaise que l’artiste conformément à une tradition désormais séculaire de commémoration des charniers de l’histoire du vingtième siècle avait voulu créer. Avec évidemment l’événement majeur qu’a constitué pour le vingtième siècle l’extermination des «personnes » dans les camps nazis. Pas d’échappée possible nous dit l’artiste face à cet événement. Il ne s’agit donc pas de commémorer la fatalité des catastrophes naturelles, ni des catastrophes sociales, ni des guerres ethniques qui parsèment l’histoire de l’humanité.

Mais cet événement majeur que constitue pour l’histoire l’extermination systématique et volontaire des « personnes » par d’autres « personnes ».

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