Le manifeste des Hyperboréens
C’est Syberberg qui m’a fait changer le titre de ce manifeste pour les temps modernes. Je voulais l’intituler « manifeste du vibrilisme » avec l’idée de faire porter l’accent sur une sensibilité de l’art contemporain en ce début du XXIème siècle.
Vibrilisme, vibrillements, vibrillance que des mots valises ou des mots nouveaux pour désigner dans les arts plastiques, mais aussi en musique, dans la poésie et pourquoi pas dans la littérature, cette dimension revendiquée par les artistes aujourd’hui de faire parler cette partie infra-cérébrale de nos sensations. Ce qui m’a fait écrire un jour qu’il s’agissait de faire parler ces tensions électriques que l’on doit bien trouver dans le liquide céphalo-rachidien situé entre la masse blanche du cerveau et la cavité crânienne.
Derrière ces mots, y avait-il coupure avec le passé proche d’une certaine théorisation de l’art et avec le surréalisme en particulier ? Je n’en suis pas sûr. Car, bien évidemment, de nombreux propos mais aussi de nombreuses manifestations de l’art contemporain ont à voir avec ce passé proche qui a libéré l’individu, l’homme, l’artiste (qui n’est qu’une seule et même personne) des carcans de l’Académisme.
Le terme de « manifeste » donne d’ailleurs bien la filiation de ce qui est écrit ici. Et nous ne cherchons pas à enlever au surréalisme son mérite dans cette révélation et cette renaissance de l’art qu’il a revendiqué en son temps. D’ailleurs, nous faisons nôtre aussi toutes les explorations de l’art contemporain en fonction de la diversité des moyens qui sont à sa disposition.
Mais comme dans le processus psychanalytique, nous cherchons ici les moyens pour l’art contemporain de son dépassement et de sa sublimation. Il nous faut donc repenser sa cohérence et aussi s’il peut, après les cataclysmes de la première guerre mondiale et le désastre pour l’humanité qu’a constitué la barbarie nazie, revendiquer un nouveau champ d’expression. Sans que pour autant, il donne à penser qu’il rejette dans les poubelles de l’histoire les oripeaux de cette période maudite.
Et c’est là que j’en arrive à Syberberg. Dans la quatrième partie de son film de 1977 : « Hitler, un film d’Allemagne » dont l’essentiel est tourné sur fond d’images d’actualité et de propagande nazie, Syberberg ouvre l’avenir par une porte de sortie sublime pour le pays des Hyperboréens.
L’humanité qui fait sa part à l’onirisme mais aussi à l’usage des technologies les plus contemporaines n’a d’autre solution que de renouer avec ses origines culturelles, celles qui lui ont permis de sortir de la barbarie justement. Le référent mythologique celui que revendique Syberberg c’est le « culte d’Apollon ». Dont nous savons aujourd’hui ce que le christianisme lui doit mais plus largement encore toute la culture occidentale dans sa revendication d’un dépassement du destin des hommes et de l’homme.
Comme Nietzche avant lui, ou Schopenhauer, Syberberg s’interroge sur la façon de sortir de l’ornière de la guerre des civilisations et s’en remet à la culture grecque pour essayer de retrouver un fond commun, un substrat qui permette à l’individu un dépassement qui ne le conduise pas à de nouvelles batailles inutiles, à de nouveaux affrontements archaïques, à des mutilations éternelles. L’homme du vingtième siècle en a-t-il été capable ? L’homme du vingt-et-unième siècle en sera-t-il capable ?
C’est un peu le défi de nos générations et des générations à venir. A neuf milliards, sur une terre de plus en plus petite avons-nous une autre solution que de parier sur le « merveilleux » ? Sur cette capacité de l’individu à susciter le « merveilleux » ? Avons-nous d’autres solutions que de recourir à la poésie ?
Et pour cela, est-il un autre chemin que de revenir à un objectif collectif ? Il ne s’agit évidemment pas de revenir à la revendication indépassable de Dieu, comme pour Pascal ou à la revendication de l’Etat, mais d’éviter le désastre qui consisterait pour l’humanité à oublier certaines parties d’elle-même. Ce qui ne pourrait que la conduire à perpétuer le Cri de Munch.
Le merveilleux se définit dans l’Art et je crois quelques soient les civilisations par le « sans nombre ». C’est-à-dire l’infini des possibles que nous offre l’environnement sublime dont nous sommes dotés. Ce qui depuis les débuts de l’humanité suscite l’émerveillement de la vie, la béatitude, l’esprit de découverte, l’optimisme, le dépassement, la sublimation… toutes choses qui ne pourraient exister sans cette appréhension du merveilleux.
Le merveilleux, c’est le contraire de ce que le régime hitlérien a pu déployer avec ses camps de concentration et d’extermination, avec sa propagande, avec son militarisme d’émasculés, avec sa sottise de barbares incultes. Et, Syberberg , avec beaucoup de justesse, a bien fait de superposer aux images de la bêtise institutionnalisée (la propagande de Goebbels), les images de la créativité humaine et supra-humaine, du « surhomme » au sens véritable du mot c’est-à-dire non pas l’homme supérieur et fat de cette supériorité prétendue, mais de l’homme qui peut développer ses potentialités créatrices au service du merveilleux. Et Syberberg s’est fait merveilleux ! Merci, merci beaucoup.
Alors pourquoi les Hyperboréens ? Comme je l’ai dit plus haut, j’ai hésité. J’étais content d’avoir proposé l’idée de « vibrillement » pour définir cette excitation particulière du cerveau lorsque nous sommes touchés par le merveilleux d’une poésie, d’une peinture, de l’expression d’un sentiment, de l’amour fou … cette notion de « vibrillement » restera.
Elle sera même, j’en suis sûr, déclinée voracement par ses détracteurs. Je les attends au tournant ! Cela m’amuse d’avance, connaissant le goût de mes pareils pour la facétie. Mais que pourront-ils contre l’appréhension du merveilleux ? Et que pourront-ils dire contre ceux qui cherchent à découvrir le processus qui permettra à chacun de s’approprier intérieurement une part de ce merveilleux, voire d’en développer les potentialités pour lui-même et pour les autres ?
Mais elle donnera aussi lieu dans le champ scientifique à des batailles. A quoi peut bien correspondre ce « vibrillement » physiologiquement ? Doit-on le mettre au compte des neurones et des décharges électriques qu’elles provoquent ? Ou des astrocytes oubliés de la mémoire ? Peut-on en trouver les sources dans ma première intuition qui est que ce processus ne se trouve pas dans le cerveau lui-même mais dans le liquide qui l’entoure et qui l’isole et le met en même temps au contact de la boîte crânienne ?
Alors, pourquoi pas un « manifeste du vibrilisme » ? Entendez-vous déjà les éclats de rire ? Moi, oui. Mais ça viendra sûrement. Et, je le trouverais justifié pour tout un tas de raisons que je laisse à ses futurs promoteurs le soin d’élucider et de développer.
Pour le moment je préfère cette référence aux Hyperboréens. Car Apollon, lorsqu’il quitte Delphes, le « nombril du monde » mais aussi le sanctuaire de l’humanité, le Mont Parnasse pour Le Pays de Hyperboréens fait le choix de quitter le monde des hommes mais aussi le monde des religions révélées pour un monde inconnu, non pas l’autre monde mais, il est vrai, un monde sidéral sans être un monde utopique. Il est et il n’est pas. Il a une réalité et il n’en a pas.
C’est ça la force d’Apollon et pourquoi depuis toujours nous le révérons. Pourquoi Jésus est un Apollon. Pourquoi Bouddha est un Apollon. Et Mahomet une figure éthérée. Pourquoi Shiva est insaisissable. Ne sont-ils pas tous la destinée de l’homme : un hyperboréen ?
Dieu ou humain trop humain ? Apollon est la Lumière, il conduit le char du soleil, il est le fruit de l’infidélité, il guérit, il est le chantre des muses, le dieu des arts…son arc d’argent est symbole de sa force et de sa fécondité, sa lyre de sa maîtrise des arts de sa capacité à transmuer le monde…il fait aussi le choix de l’ascétisme et du refus du monde tel qu’il est. Il se retire tous les hivers dans le pays de hyperboréens pour signifier son détachement des passions humaines…son culte n’a jamais disparu car les religions révélées n’ont fait que s’accaparer ses fonctions pour se les approprier et au final construire des cultures qui s’affrontent sur un héritage commun.
Et pourtant toutes les époques, toutes les générations, toutes les cultures raniment régulièrement son souvenir voire son culte…sauf qu’il ne s’agit pas d’une religion mais plutôt d’une référence, d’un repère que chacun peut s’approprier et qui lui permet intuitivement de comprendre l’importance de la Beauté pour notre survie, de notre connaissance du Merveilleux pour diriger notre vie et assurer notre survie. On le trouve en bonne place dans les jardins royaux et dans les jardins publics…Louis XIV se fait représenter en Apollon et les jardins de Versailles en symbolisent le culte, dans les musées, sur les places publiques, référence esthétique mais à l’heure de la perte du sens religieux n’est-ce pas le signe d’une revendication du sacré par le discours officiel ou dominant. Qui d’ailleurs, le plus souvent ne le maîtrise pas .
Alors pourquoi aujourd’hui revendiquer la nécessité d’un Manifeste des Hyperboréens ? L’humanité manquerait-elle de repères ? A-t-elle besoin d’une nouvelle religion ? L’Art est-il la religion nouvelle ? Y a-t-il un tournant pour l’Humanité ? N’est-ce pas « l’éternel retour » nietzschéen ?
Alors que le monde sombre dans ses démons matérialistes, ses crises financières, économiques et sociales, que la terre lui fait connaître sa force herculéenne à travers de multiples catastrophes naturelles ( typhon, tremblements de terre, raz de marée), que le passé, le présent et le futur ne semblent que « cendres et larmes » y a-t-il un espace pour la pensée ? Y a-t-il un temps pour écarter la contingence des désastres et proposer un nouvel espace de liberté aux hommes ? La lumière peut-elle éclairer le monde ?
Après trente ans de radicalisme et d’extrémisme politiques, de revendications individualistes voire égoïstes, il semble qu’il y ait place pour le collectif. Non pas le Dieu pascalien, ni l’Etat wagnérien, mais un référentiel commun.
L’Art est en crise et surtout les artistes veulent sortir de l’ornière, proposer un nouveau chemin. Est-ce l’esprit de finesse qui veut l’emporter sur l’esprit de géométrie ? Peut-être un peu. Il s’agit en tous les cas de ne plus faire que constater le désastre humain, la part maudite de l’homme mais justement d’en sortir.
Hier, en revisitantlemusée Bourdelle dont tout le monde connait la sculpture pour le monument aux morts de Montauban, je tombais en arrêt devant son Apollon et les Muses courant vers Apollon et je pariais avec Bruno Vial que ces sculptures dataient d’avant la Grande Guerre. Pari gagné. 14-18 a tout changé dans l’art. La beauté idéale a fait ses valises et sont venus la remplacer les monstres de la barbarie, de l’Enfer, de l’Apocalypse.
Apollon est resté en exil chez les Hyperboréens une longue nuit. Une terre sans soleil a conduit l’homme d’impasses en impasses. Et l’Art a répudié la part la plus glorieuse de son héritage. A tel point d’ailleurs, que pour tout une frange de la société le Beau n’est pas de l’Art.
Est revendiqué comme Art ce qui fait le quotidien ; permettant l’accès de chacun à l’Art mais par une simplification abusive conduisant à revendiquer comme art l’exposition de la partie la plus scatologique de l’espèce humaine.
Cette tendance se fait jour dès la fin du dix-neuvième siècle dans le théâtre wagnérien. Elle est théorisée par Nietzsche dans « la naissance de la tragédie ». La lutte entre Dionysos et Thanatos semble gagnée par Thanatos. Le mal domine le XXème siècle et appelle des résistances.
Dans l’art cependant on ne résiste pas et on se laisse emporter par la représentation de l’Enfer. L’abandon de toutes formes qui par certains côtés permet de rendre sa liberté à l’artiste est aussi à l’origine d’une déformation des buts de l’art.
Il n’est plus réservé ; il n’est plus cantonné à un espace ; il n’est plus institutionnalisé. Mais cette liberté nouvelle fait l’idée même de merveilleux et d’un but collectif pour l’Art disparaît au profit de l’expression individuelle qui donnera tous les « ismes » au vingtième siècle : expressionisme, cubisme, constructivisme, surréalisme…avec chaque fois son « manifeste », sa théorisation.
Les artistes qui maintiennent la tradition du Beau ne faisant pas évoluer assez vite leurs techniques sont vite dépassés par le « vitalisme » de ces mouvements qui appellent le « changement » et à ce titre sont bien en phase avec la société industrielle puis postindustrielle.
Ceux qui réussissent à se maintenir dans cette tradition sont rares et apparaissent comme des exceptions dans un monde qui veut que l’art adopte les canons esthétiques de la modernité. A chaque période du vingtième siècle, nous assistons à des « modes » dans l’Art. Ce qui évidemment déstabilise l’establishment mais permet aussi de le renouveler.
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