La Cerisaie (au deux sens du mot).
Monet a-t-il peint des cerisaies ? Sûrement ! Des cerisaies en fleurs : un océan de fleurs comme il peint les coquelicots ou l’écume des vagues à Port Coton. Monet nous parle-t-il de nostalgie lorsqu’il peint un paysage ? Ou arrête-t-il le temps et son âme pour nous donner à voir un moment ineffable qui ne se reproduira plus.
Car au temps de la photographie, il n’y a pas de reproduction possible de la lumière qui passe. Elle passe comme la fragrance d’un parfum, comme le regard d’une femme, comme le désir entre deux amoureux, comme un sourire, une attitude, un être qui nous est cher et qu’il nous sera impossible de saisir, de garder pour soi.
L’impermanence des choses, c’est ce que nous raconte Monet, le paysagiste. Car, si le paysage pourrait avoir quelque-chose d’immuable dans sa composition, son ordonnancement, sa position, le temps, au deux sens du mot (le temps qui passe et le temps qu’il fait), aura tôt fait de lui donner une nouvelle forme, un nouvel air, une nouvelle atmosphère (au deux sens des mots…).
Est-ce la même histoire que nous raconte Tchékhov, le contemporain de Monet ? Que nous peint-il, notre dramaturge russe ? S’agit-il d’un bouquet de fleurs, du chatoiement des peaux, d’un déjeuner sur l’herbe ou plutôt du temps qui passe, de l’impossibilité d’être, de l’être qui ne peut pas ne pas être ?
Tchékhov nous raconte une cerisaie : une terre, des arbres qui nous parlent comme des ombres sorties des ténèbres. Ils nous raconte, les cerisiers, le temps passé, les temps heureux ou moins heureux, des souvenirs qui ne peuvent que tourner dans nos têtes, qui ne peuvent être que ressassés.
Les personnages arrivent en groupe dans la propriété de Lioubov Anndéevna Ranevskaïa. Ils arrivent de Paris, de Karkhov ou de Moscou. Lioubov est la propriétaire de la cerisaie. Les autres sont frère Leonid, filles Ania et Varia, gouvernante Charlotta, femme de chambre, valet Yacha, comptable de Lioubov. Mais aussi un étudiant Piotr Serguéevitch Trofimov , un marchand Ermolaî Alexéevitch Lopakhine, un spéculateur de domaines Boris Borissovitch Epikhonov.
C’est le dernier été de la Cerisaie. Bientôt la hache frappera sourdement le tronc des arbres vénérables. Personne n’y croit, en dehors des matérialistes capitalistes Lopakhine et Epikhonov. Lopakhine essaie de convaincre Lioubov de lotir, de partager la cerisaie en lopins pour construire des datchas. Avec le développement du tourisme, tout ça rapportera une rente. Des roubles, encore des roubles…
Couper la cerisaie ? Est-ce possible ? Est-ce pensable ? A quel monde appartient-il ? A quel monde appartiennent-ils ? Pour, ne serait-ce que songer, à diviser, exterminer, faire disparaître « à la bougie » un souvenir, une idée, un sentiment ?
Car, c’est de cela qu’il s’agit ? De l’âme de tous ces personnages qui se côtoient, qui échangent entre eux, qui expriment leurs désirs, qui vivent…mais, aussi, qui évoluent chacun pour soi, avec ses rêves, ses fantasmes, ses incapacités à sortir du monde qui les a fait naître et leur a, du même coup forgé un destin.
Peuvent-ils lutter ? Peuvent-ils agir ? Mais le faut-il ? Semblent-ils tous dire, au risque de subir une déchéance fatale…Vendre la cerisaie ? C’est vendre une âme. Ceux qui l’achètent s’essaient à en acquérir une. Ils ont vue la brillance et s’achètent une histoire.
« Êtes-vous capable de tomber ? » dit Lioubov à Yacha, l’étudiant. « Il faut savoir tomber amoureux ». Toute La Cerisaie est dans cette réplique. Car Lioubov est amour depuis toujours. Lioubov ne signifie-t-il pas « Amour » en russe ?
Lioubov accepte tout. De son amant « qui vous a dépouillée », de ses filles dont elle veut faire le bonheur, de « ses gens » auxquels elle prodigue l’argent qu’elle n’a plus « en rentrant je vais te donner l’argent qu’il me reste. Ermolaï Alexeïtch , vous m’en prêterez encore !... ».
Lioubov, jouée magnifiquement, dans la mise en scène de Julie Brochen, par Jeanne Balibar !
Mais aucun personnage ne peut sortir de ce qu’il est. « Je n’ai pas envie d’être beau » dit Pétia (Trefimov), l’étudiant ! « Nous sommes au-dessus de l’amour. » dit-il à Ania. Et, Ania, fortement éprise de Pétia : « Qu’avez-vous fait de moi, Pétia, pourquoi est-ce que je n’aime plus notre cerisaie comme je l’aimais avant ? ».
La roue tourne ! Et seuls les souvenirs restent. Le 22 août, La cerisaie est vendue « à la bougie ». Et, c’est Lopakhine, le paysan enrichi, le fils de moujik, le Koulak, qui rachète le domaine. Pour le dépecer, construire des datchas, faire de l’argent avec l’argent…Le fils de serf devenu seigneur à force d’accumulation.
Tout le monde s’en va le cœur léger… Gaev, frère de Lioubov : « Avant la vente de la cerisaie, nous étions tous sans dessus dessous, nous avons souffert, et maintenant que la chose est réglée définitivement, tout le mode s’est calmé, nous avons même retrouvé notre bonne humeur… ».
Tout le monde sauf Lioubov. Elle suffoque, elle meurt , elle voudrait retrouver son fils qui s’est noyé enfant dans les eaux de la Volga. Elle coule le long, au fond de La Cerisaie.
Mauresk.
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